LA FRATERNITÉ AU JAPON

 Compte rendu d'une visite de Joji, notre Prieur

(juin 2006)

Au Japon, il ne reste qu'un Frère de l'Evangile, Massalou. La fraternité de l'Evangile y a commencé en 1971. Massalou n'a pas été toujours seul : il y a eu jusqu'à quatre frères à vivre ensemble.

japon2La première implantation a été dans le centre de Tokyo, Kitasenju; ensuite, une autre lui a succédé dans la campagne au nord de la ville, Chichibu. Enfin, en 1989, les frères ont déménagé à Wakayama, à 500 kms à l'ouest de Tokyo: la fraternité réside toujours dans cette ville, dans le même quartier et pratiquement le même logement. Wakayama est une ville moyenne de 400 000 habitants, située à 50 kms au sud d'Osaka (8 millions d'habitants), la seconde ville du Japon. Les frères ont choisi cette ville à cause de son coté industriel, de ses facilités de trouver du travail et de la possibilité d’habiter dans un quartier de "Buraku"(anciens hors-caste).

"Au Japon, il y a des gens appelés 'Buraku' qui sont discriminés en ce qui concerne le mariage ou l'emploi[1]On peut remonter au XI ème siècle pour situer l'origine historique des "Buraku" : l'idée indienne des "hors-castes" a été amenée d'Inde, portée par le bouddhisme … D'un point de vue religieux, les "Buraku" étaient considérés impurs et intouchables parce qu'ils étaient engagés dans la toilette des cadavres, qu'ils travaillaient sur les carcasses d'animaux ou étaient associés à des crimes… Ils étaient membres de la société mais complètement exclus de la vie sociale normale…"[2].

Cette ségrégation des "Buraku" a été officiellement abolie en 1871. Elle est cependant restée ancrée dans les coutumes et les mœurs : cette communauté qui ne diffère en rien par la race, l'ethnie ou la langue, est toujours regardée de haut au Japon. Le quartier de la fraternité est un quartier de tanneries où beaucoup de frères ont travaillé : cette activité a tendance à décroître, elle est actuellement frappée de plein fouet par la concurrence chinoise.

A la suite de la sortie de frères de la Fraternité et du retour en Europe d'autres, Massalou s'est retrouvé seul en 1995 en revenant au Japon après une année sabbatique. Il vit alors avec quelques jeunes qui pensent à la fraternité, mais qui n'ont pas continué… C'est à cette époque qu'il commence à s'engager avec et pour les "sans-logis" de Wakayama. En 2001, à cause de son âge, il arrête le travail d'ouvrier dans une tannerie. Il se consacre alors davantage aux "sans-logis".

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En 2003, Ludo (Petit Frère de Jésus) revient au Japon où il avait vécu longtemps avant un service de six ans à la Fraternité Générale de Londres. A la même période, Giang (aussi Petit Frère de Jésus), japonais d'origine vietnamienne, revient du Vietnam où il avait fait une expérience de retour au pays. Ludo et Giang s'installent alors à Wakayama dans un appartement juste à côté de celui de Massalou, appartement qui s'est libéré providentiellement à ce moment-là. Les trois frères désiraient faire fraternité ensemble. Après quatre mois, ils ouvrent une porte dans la cloison séparant les deux appartements[3]. Un an après, un autre appartement limitrophe devient libre : les frères le prennent pour en faire une belle chapelle. Le tout constitue une fraternité vivable pour un groupe de 3 ou 4 frères, mais ce n'est toutefois pas très grand.

Cela fait maintenant trois ans que Ludo, Giang et Massalou vivent ensemble. La vie de chaque jour de la fraternité est rythmée par la prière communautaire (adoration, laudes et eucharistie chaque matin; vêpres le soir et prière au début de la nuit) et les temps de convivialité (petit déjeuner le matin et repas du soir ensemble). La participation à plusieurs au bain public au retour du travail ou après le repas du soir, fait partie aussi du programme de la journée : c'est un véritable rite très populaire ancré dans la culture. Chaque semaine, les frères font révision de vie.

 

Ludo travaille dans un centre d'accueil de jour de personnes âgées plus ou moins handicapées physiques ou mentales. Giang est employé dans un atelier qui fabrique des pièces de précision de prototypes de machines pour de grandes compagnies. Au Japon, les horaires de travail sont importants, toute la semaine est occupée et rares sont les samedis libres. Et dans l'année il y a peu de jours chômés et de jours de "congés payés".

Depuis Pâques, un jeune, Naoki, a commencé un postulat avec eux; âgé de 35 ans, il a séjourné providentiellement aux Etats Unis et en Europe, à Amsterdam et à Londres. il a trouvé du travail dans une usine Mitsubishi qui fabrique des climatiseurs.

Massalou, officiellement à la retraite, n'est pas en reste. Il est très actif au niveau des "sans-logis". Petit à petit il a organisé au niveau de la paroisse un groupe de volontaires qui se soucient de la situation de ces gens. Chaque semaine, le mercredi soir, par petites équipes ils vont, dans une dizaine de points névralgiques de la ville, rencontrer les "sans-logis" et leur apporter du thé, de la nourriture, ou d'autres choses. Sur le palier extérieur de la fraternité, il y a un réfrigérateur où est disposée de la nourriture venant de surplus de magasins ou d'un centre de Sœurs de la Charité. Il y a aussi un four à micro ondes et une bouilloire. Les "sans-logis" viennent là librement à toute heure du jour et de la nuit pour y prendre un thé, pour réchauffer quelque chose ou pour se préparer un repas[4]. La journée de Massalou se vit en relation avec ce monde des "sans-logis" : rencontres, écoute, partages amicaux, démarches à caractère social, conscientisation des autorités, aide, etc.

Cette relation et ce travail de Massalou avec les "sans-logis" donnent toute une couleur à la fraternité de Wakayama : insertion au milieu des plus pauvres, lien constant avec eux… En même temps une certaine discrétion de ces gens fait que cela n'alourdit pas l'ambiance et le rythme de la fraternité…

Au niveau national, Massalou fait partie d'une commission de la Conférence Episcopale Japonaise qui se penche sur les discriminations au Japon. Massalou est le secrétaire de l'évêque en charge. Cela l'amène à des voyages de temps en temps pour des réunions ou des sessions ou pour des actions de conscientisation.

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Les frères de Wakayama sont contents de ce qu'ils vivent ensemble depuis trois ans… Durant mon si court passage, avec les yeux de quelqu'un de l'extérieur, j'ai été frappé par la régularité et la fidélité de leur vie de prière communautaire; par l'attention aux moments de convivialité dans la journée (un court le matin pour le petit déjeuner; un plus long le soir avec les repas du soir et ses suites); par la fréquence hebdomadaire de la révision de vie… Les frères ont besoin de cette discipline de vie : les horaires de travail sont si grands et la vie a tendance à être tendue. Ils apportent aux frères des respirations communautaires spirituelles et fraternelles. Avec des histoires différentes, avec des tempéraments et des origines si différentes (origine japonaise, vietnamienne et allemande), les trois frères vivent une démarche profonde de communauté et marchent ensemble…

Ce qui se vit actuellement à Wakayama est possible parce que depuis plus de trente ans les Petits Frères de Jésus et les Petits Frères de l'Evangile présents au Japon se sont soutenus mutuellement… Le vivre ensemble de Ludo, Giang (comme Petits Frères de Jésus) et de Massalou (comme Petit Frère de l'Evangile) s'inscrit dans la prolongation d'une dynamique commencée par les frères du Japon depuis longtemps.

Je n'ai pas l'impression que pour vivre ensemble Ludo et Giang (comme Petits Frères de Jésus) et Massalou (comme Petit Frère de l'Evangile) aient dû sacrifier quelque chose de leur identité de Frères de Jésus ou de Frère de l'Evangile ou gommer les différences de sensibilité ou d'orientation. … Je pense que chacun des frères de Wakayama vit à fond sa vocation et que la fraternité qu'ils forment aide chacun à vivre plus profondément sa vocation de Petits Frères de Jésus et de Petit Frère de l'Evangile … J'ai senti très fort la base commune qui les unit et qui fait que le vivre ensemble des trois frères à Wakayama puisse être une vraie fraternité, c'est-à-dire tout ce que nous ont légué Frère Charles, René Voillaume et les premiers frères : un regard de fraternité et un désir de chemin d'amitié avec ceux qui nous entourent et un accueil de l'amour de Dieu sur nous et sur eux en Jésus de Nazareth…

[1] "Suivant les statistiques gouvernementales, les "Buraku" étaient 890 000 en 1993… Mais beaucoup n'ont pas été comptabilisés dans les statistiques, aussi le nombre réel est estimé à plus d'une fois et demie…"

[2] de "The history of 'Buraku' discrimination and the Catholic Church in Japan" par Satoshi Uesugi et la Commisssion de la Conférence des Evêques du Japon pour les "Buraku" (2003).

[3] Le bâtiment où vivent les frères est de structure très légère: il y a six appartements à l'étage, autant au rez-de-chaussée. Un escalier extérieur permet d'accéder à l'étage sur un palier extérieur sur lequel donne la porte d'entrée de chaque appartement. Les frères vivent à l'étage. En fait d'appartement, il s'agit pour chacun d'une pièce unique de taille moyenne, séparée par une cloison coulissante. Le sol est de tatamis, natte épaisse. Il y a peu de mobiliers: le soir on déroule des matelas fins pour dormir; ceux-ci sont rangés dans des placards dans la journée.

[4] Les "sans-logis" qui viennent ainsi se servir sur le palier de la fraternité ou frapper à la porte sont d'une discipline et d'une discrétion assez impressionnante (mis à part quelques exceptions inévitables). Leur attitude est tout à fait étonnante pour l'européen que je suis et cette situation me paraît difficile à imaginer dans l'Europe ou dans l'Afrique que je connais.