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De Mario



Mario, de la fraternité de Ciudad Hidalgo, au Mexique, livre ses réflexions sur la compassion et la miséricorde inspirées par ses lectures en ermitage.



Ermitage de San Francisco de la Ciénega, 28 août 2014


Mario

Me voilà encore une fois dans cet ermitage que l'année passée j'ai appelé San Francisco pour me rencontrer avec le Seigneur dans le silence, la solitude et l'écoute, comme Marie au pied de Jésus (Lc 10,39). Ces moments sont toujours un arrêt qui aide à faire un bilan et à reprendre des forces. C'est merveilleux aussi de contempler la beauté de la nature autour de cet ermitage qui à chaque saison change de couleurs, de végétation, d'oiseaux et de faune.

J'arrive avec confiance devant Lui car : "Comme un Père a compassion de ses fils ainsi le Seigneur a compassion de ceux qui le craignent parce qu'Il connaît de quoi nous sommes faits et Il enseigne ses chemins." Ps 103.

Deux "saints prophètes" de l'Espérance et de la Miséricorde m'ont accompagné durant cette retraite : le cardinal Carlo María Martini et l'évêque Tonino Bello.

Ces deux grands "amis" qui ont rêvé de nouveaux modèles d’Église, l’Église de la compassion et de la Miséricorde, l’Église pauvre au milieu des pauvres, une Église libre, pauvre et servante avec leurs méditations, homélies, lettres pastorales, exégèses avec un langage profond et poétique, ils m'ont aidé à approfondir "cette présence solidaire avec les voisins, les pauvres, les marginaux, les oubliés, (tous ceux que la société de consommation produit chaque jour et rejette comme des ordures recyclables), pour se solidariser avec eux et leur annoncer l'Espérance. Dieu ne les abandonne pas, Il est avec eux, continuellement présent parmi ses enfants".

Cela peut paraître presque contradictoire que quelqu'un de très actif, dynamique, vif comme moi puisse sentir et vivre profondément des moments de solitude, de silence, de contemplation. Il s'agit de la contemplation, de l'expérience de Dieu, d'une expérience d'amour. Je ne sépare pas mes activités de la prière. Je sens une unité, une totalité et il ne s'agit pas d'une présomption ou d'une vaine gloire si je vous dis que (souvent, en pleine nuit, je me réveille en prière). Certaines conditions de solitude, dans le travail ou dans d'autres situations, me disposent à la communication avec Dieu. La réalité du travail et de la prière en solitude font que tout se transforme en communion avec le monde, et que l'Esprit se lève au-delà des choses. Dans ce sens je peux dire que le travail me rachète. Je me rends compte que la prière n'est pas seulement pour ceux qui lisent et réfléchissent continuellement ou qui font de la théologie, mais aussi pour ceux qui oublient ce qu'ils sont en train de lire. La prière n'est pas seulement pour ceux qui savent s'exprimer avec de belles homélies ou de belles méditations, mais aussi pour ceux qui ne savent que répéter : "Mon Dieu combien je t'aime !".

La prière vient de toute la personne : elle fait germer des cris de louange depuis le cœur, elle est vécue dans les petites choses quotidiennes, en restant uni à Dieu, en vivant jour après jour dans la présence de Dieu. La sagesse n'est pas dans la connaissance mais dans la vie. Jésus a dit : "Merci Père pour avoir révélé cela aux petits et de l'avoir caché aux sages." (Mt11,25)

Je sens que mon amour pour le Seigneur est fait de rencontres et de séparations, d'alliances et de ruptures, de fidélités et de trahisons. Mais de toutes les cendres de ma misère humaine s'élèvent la flamme de la grâce, il s'agit d'une expérience unique, singulière "où il y a péché, la grâce a surabondé" (Rm 5,20). "Une fois il corrige, une autre fois il pardonne" (Tobie 13), c'est un jeu d'amour.

A partir de ma petitesse, de ma pauvreté, de mes limites et de mes fragilités, j'ai vécu une expérience unique. Il y a quelques mois, je suis venu dans cet ermitage non pas pour faire une retraite, mais seulement pour me retirer avec le désir de rester seul, et que se calme un conflit dans la fraternité. J'ai commencé comme un volcan en éruption à écrire ligne après ligne, et les lignes sont devenues pages et les pages sont devenues un tout. Couché dans l'ermitage, déchiré par les sentiments et les affections, j'écrivais : "Il est bon d'attendre en silence la solution du Seigneur" (Lm 3,26). Mais de ce silence, ont surgi des voix depuis le plus profond de moi-même qui m'empêchaient de reconnaître la voix du Seigneur. Le silence ne me parlait pas de Dieu, il ne m'interpellait pas, ne me questionnait pas. Des voix décomposées avec des interférences m'arrivaient, des silences me parlaient de colère, je manquais de calme, de patience, d'humilité. Je devais mourir à moi-même et passer par beaucoup de morts pour me retrouver seul dans mon silence, pour écouter le silence de Dieu, pour sentir la douceur de Dieu et vivre l'épiphanie de Dieu. Laisser mourir beaucoup de "moi" pour contempler le Père : "J'ai contemplé toujours le Seigneur devant moi, parce que il est à ma droite afin que je ne vacille pas, pour cela se réjouit mon cœur… Je me remplirai de joie en ta présence". Mourir de beaucoup de morts, me vider de moi-même pour rester attentif, pour habiter le temps de Dieu et découvrir comment petit à petit le Seigneur prend sa place en moi. Mourir de beaucoup de morts…

J'ai passé la Pâque dans l'absence du Christ ressuscité, j'ai cherché la présence du Christ, mais cela a été seulement ABSENCE, silence de Dieu, comme si je me trouvais aux "limbes". J'ai vécu la Pâque sans voir la lumière de la Résurrection, sans sentir la joie de la Résurrection, enfin sans ressusciter.

Ma Pâque a été l'absence totale d'une PRÉSENCE : "On a enlevé le Seigneur du sépulcre et je ne sais pas où ils l'ont mis" (Jn 20,13). J'ai expérimenté la tristesse d'être resté seul devant le vide du sépulcre, sans pouvoir aller, avec le regard, au-delà… Je suis resté regardant, mais sans voir… Seulement en désirant… J'ai continué à vivre dans les ténèbres, dans l'obscurité, j'étais pris dans les filets de la mort où la souffrance est devenue plus lourde, presque insupportable. Je suis resté prisonnier de mes sentiments de douleurs, mes déchirements sans pouvoir en sortir. Je me suis retrouvé dans une solitude triste car elle devient amère, et triste quand il y a absence de Dieu.

Comment rester dans la mort sans désirer la vie?

Pourquoi refuser de faire ce pas de la mort à la vie?

Pourquoi rester pris dans cette toile d'araignée, sans bouger?

Pourquoi rester dans cette impasse?

Les barreaux moraux de mon existence empêchaient les ailes de la liberté de voler. Je désirais rompre les attaches de la mort, les chaînes de l'esclavage, "Mort, où est ta mort? Christ où est ta victoire?"

"Mon Dieu viens vite à mon secours." (Ps 69)

Mais Dieu, comme toujours, nous surprend continuellement quand il y a désir de vérité, quand on désire faire un chemin intérieur. Il ouvre nos cœurs pour accueillir la nouveauté, pour L'accueillir de nouveau… et le Christ m'a surpris une fois encore ! Il m'a étonné!

"Le Christ préfère utiliser la médecine de la Miséricorde plutôt que la sévérité" (Cardinal Martini).

Tonino Bello et Martini ont parlé et écrit beaucoup sur la Miséricorde; maintenant aussi le pape François insiste sur la Miséricorde et il nous a surpris, un dimanche de l'été passé, quand durant l'angélus il a dit qu'il allait donner un bon remède pour tous les présents de la place St Pierre, et il a donné la "Miséricorde".

"Miséricorde, mon Dieu pour ta bonté, pour ton immense compassion, efface ma faute" (Ps 51), ainsi, me sentant accueilli par Dieu, j'ai mis de l'ordre dans mon cœur et j'ai repris le chemin fortifié par Lui. L'Absence s'est transformée en Présence du Seigneur. Dans le calme de mes sentiments j'ai reconnu la voix du Seigneur… et "elle répondit Rabbouni" (Jn 20,16)… "Il vous précède en Galilée, là vous le verrez comme Il vous l'a dit" (Mc 16,7).

Je suis retourné parmi mes frères au milieu des gens, au milieu de tant de visages, avec le sentiment que j'étais là pour chacun d'eux, pour chacune d'elles.

Pendant cette retraite, en action de grâces, j'ai fêté seul le 6e anniversaire de notre présence à Los Pozos. Une évaluation est-elle possible ? Le chemin avec les gens est merveilleux, nous les connaissons tous et tous nous connaissent. D'une manière ou d'une autre nous sommes rentrés dans leur vie, et chaque frère a sa propre manière d'entrer en relation avec eux. La fraternité a fait bien du chemin au milieu de beaucoup de fragilités. Il nous faut continuer à cheminer… mais avec les années… je ne sais combien "de chemins nous pouvons faire en cheminant".

La santé a ses règles… et la mauvaise santé, oui elle progresse: il n'y a personne qui puisse l'arrêter, elle augmente nos fragilités… et même pas les médecins, avec toutes leur technologie avancée, peuvent y remédier, il n'y a d'autre remède que la résignation.

J'espère que d'autres frères pourront écrire sur ces 6 années de présence ici. Me voilà arrivé au dernier jour de retraite. J'ai mis par écrit l'expérience de ce que j'ai vécu, mais tout ce que Dieu me fait vivre continue d'être un grand mystère, tout ce qu'Il me fait expérimenter et que je ne peux pas expliquer avec des mots… cela peut paraître bien confus, mais je sais que profondément ce ne l'est pas. En moi, il y a clarté, mais sans explication. Maintenant je ne veux plus quitter cet ermitage, je désire prolonger ma solitude, le Seigneur est fidèle, et quand je Lui demande quelque chose, Il me donne toujours plus.

"Bénis le Seigneur, ô mon âme, bénis son nom très saint, tout mon être!" (Ps 103).

Je vous embrasse tous.


***


Quelques mois plus tard (en janvier 2015), Mario est retourné dans le même ermitage : il nous partage ce qu'il a vécu dans une toute autre ambiance.

Comme dans une vieille photo couleur sépia, je suis assis à l'entrée de l'ermitage et grâce à sa position en hauteur, je contemple la vallée, pendant que les ombres de la nuit enveloppent tout ce que je vois d'une couleur presque uniforme. Seulement au loin, les collines continuent encore à garder les azurs obscurs au premier plan qui se dégradent jusque aux gris dans le fond. Dans les enclos, le bêlement des chèvres s'arrête petit à petit. Des chiens aboient au loin : ils attendent leur dernière nourriture. Et les coqs, les premiers à chanter le matin, traînent encore avec les derniers chants avant la nuit. Les ombres embrassent les dernières lumières du jour, et bientôt ce sera la nuit, et nous laisseront alors que cette nuit embrasse notre être et notre fatigue. Les premières lumières électriques s'allument dans les maisons que je devine encore. Les paysans tardent à les allumer comme pour profiter des dernières lumières du jour, car l'électricité coûte et les récoltes ne sont pas suffisantes pour vivre... et il n'y a pas de travail. Pendant que tout s'éteint, je prie en égrenant mon chapelet et je contemple les oeuvres de Dieu. "Il y eut un soir, il y eut un matin." (Gn).

Je me sens tellement en paix, que je voudrais que tout s'arrête. Il me semble de vivre un fragment d'éternité. Ce n'est pas par hasard : la beauté, l'harmonie, la tranquillité, la paix, le plaisir, Dieu présent en tout et en tous... c'est ce que nous vivrons dans l'éternité.

Ces derniers temps je me sens comme dans un printemps spirituel, renouvelé, et ce n'est pas à cause du temps que je passe dans la prière, mais plutôt avec la sensation d'une présence continuelle et très discrète de Dieu dans ma vie.

Quelques minutes avant de partir pour l'ermitage, comme je n'avais pas retrouver le livre que je désirais lire avant de dormir, j'ai demandé à Giorgio quelque chose, et il m'a donné deux romans: "La Maison de Matriona" d'Alexandre Soljenitsyne et "Le père Serge" de Tolstoï. A les lire et à les relire ils se sont révélés de véritables perles. Non seulement ils m'ont aidé dans les méditations, mais aussi pour une profonde révision de vie personnelle. En lisant "La Maison de Matriona" je me suis senti identifié dans différentes situations (dans le sens de la vie, l'idée du bien qui prévaut sur le mal, la solidarité, la générosité dans le service) et en lisant "Le père Serge" dans les doutes et l'existence de Dieu, les désirs et les tentations, les services à Dieu dans la perfection et l'obéissance ou dans le volontarisme, l'orgueil et la colère.

"Elle qui n'était pas comprise, qui avait été abandonnée par son époux, étrangère à ses sœurs et belles-sœurs, ridicule, prête à travailler bêtement pour les autres sans compensation, elle qui avait enterré ses 6 fils comme aussi son statut social et n'avait rien mis de côté pour le jour de sa mort. Elle qui restait avec une chèvre blanchâtre, un chat boiteux, des plantes de ficus... Tous nous avions vécu près d'elle et nous n'avions pas compris qu'elle était le Juste sans lequel, comme dit le proverbe, le village n'existe pas, ni la ville, ni même notre terre." ("La Maison de Matriona").

"Et voici ce que signifiait mon rêve: Pasenka était exactement ce que moi j'aurais dû être et ce que j'étais réellement. J'ai vécu pour les hommes avec le prétexte de Dieu, elle vit pour Dieu en croyant de vivre pour les hommes". Oui, l'unique véritable œuvre bonne c'est un verre d'eau offert sans penser à aucune récompense et qui vaut bien plus que toutes les bonnes actions que j'ai faites pour les hommes. Malgré cela, en moi il devrait y avoir, au moins en partie, le désir de servir le Seigneur ! Il s'interrogeait et il rencontra une réponse: "Oui, tout a été étouffé et contaminé par la gloire terrestre. Non, il n'y a pas de Dieu pour ceux qui comme moi ont vécu pour la gloire terrestre. Mais je la rechercherai." Et plus "Quand on lui a demandé son permis de résidence et qui il était, il a répondu qu'il n'avait pas de permis et qu'il était un serviteur de Dieu. Il fut considéré de la même manière que les vagabonds condamnés et déportés en Sibérie, et là-bas il s'est établi dans un petit village à côté d'un riche paysan, et encore aujourd'hui c'est là qu'il habite. Il travaille dans le jardin du patron, il fait l'instituteur à ses enfants et assiste les malades." (Père Serge)

La banalité des choses de tous les jours, la simplicité de la vie, le quotidien, le rien d'extraordinaire nous rapprochent de Dieu et nous font vivre en Dieu sans le savoir.

Une autre petite perle de ce temps d'ermitage a été le parfum de goyaves, si délicat et si intense, qui a envahi l'ermitage. Le 2e jour de ma retraite, des paysans du village sont venus avec un grand sac de goyaves, et en me les donnant l'un d'eux m'a dit : "N'est-ce pas que vous êtes un de ces moines qui restent ici pendant une semaine ? Voilà pour vous !" Et je leur ai offert un café. Ils sont partis faire un enclos pour les animaux à l'extrémité de la propriété où se trouve l'ermitage.

Le parfum des goyaves a accompagné mon silence, ma solitude et ma prière.