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Dr AllemandLEIPZIG







Une marionnette en prison


Gotthard    Je suis dans le tram vers la gare centrale de Leipzig pour prendre le train de retour à Bruxelles. C'est midi, je m'endors un peu et tout d’un coup j'entends un claquement de bouteilles vides, puis "Bonjour M. Moser, ça va?" Je lève la tête. Devant moi je reconnais M. Holz, un ancien prisonnier, que j'ai connu au début de mon travail à la prison. Il a le visage fatigué, barbu, tendu, des vêtements sales et plusieurs sacs en plastique dans les mains. Il ramasse des bouteilles vides pour recevoir la consigne. "Je suis à la rue" me dit-il et s'assoie à côté de moi. "Il y a trois mois je me suis marié et maintenant cette femme m'a mis à la porte…" Il cherche une bouteille de bière dans un de ses sacs, l'ouvre et boit. La dame en face sort un flacon de parfum pour s'arroser… C'est vrai il ne sent pas bon. "J'ai repris la drogue et maintenant je suis vraiment tout en bas. Je ne touche même pas l'aide sociale… Mais cela ne me fait rien, car de tout façon, je serai bientôt de nouveau en prison, d'ailleurs j'ai encore 180 jour á faire…"
Tram 
      Je ne sais plus bien, combien de fois M. Holz a déjà été en prison. Toujours des petites choses: bagarres avec des copains, coups et blessures sous l'influence d'alcool, voyages sans billet… Seulement que la dernière fois c'était grave: il a été accusé d'avoir mis le feu à un appartement pour tuer quelqu'un. Il a toujours clamé son innocence, mais comme il était tellement saoul… heureusement, il a été libéré par manque de preuves …

    Dans la prison il s'est très bien débrouillé, beaucoup mieux qu’au dehors. Et il aidait avec son expérience et son conseil en écrivant pour les autres des demandes et recevait en retour un peu de tabac. Mais oui, il savait en profiter…

Facade    Très vite quand il a été incarcéré de nouveau il m'a demandé de parler avec lui… et nous avons souvent parlé…
Couloir    Bien sûr dans mon travail comme aumônier de la prison je ne me suis plus posé la question de l'efficacité. C'était un travail plein de sens, oui, c'était très exigeant, mais qui m'a aidé de grandir humainement et aussi spirituellement. Un travail où j'ai rencontré des personnes avec leurs fragilités, leurs contradictions, leur abîme… et cela a résonné en moi-même et m'a interrogé profondément. J'ai fait ce travail pendant 9 ans et quand le Chapitre m'a appelé pour le service à Bruxelles, c'est Andreas qui a pris ma place et moi je suis allé seulement pour le remplacer. Appelé à d'autres services pour j'ai été obligé d'arreter ce travail d'aumonier en 2018.
 
Freres
Les frères: Michaël, Gotthard, Andréas

    La rencontre avec M. Holz m'a rappelé un désir que j'avais eu d'écrire un diaire sur mon expérience à la prison, de vous partager ce que ce travail a touché et peut-être changé en moi. Mais aujourd'hui je me rends compte, que ce n'est guère possible. Il y a trop de choses… ou mieux: trop de personnes et chacune est unique et est un univers en soi… Et pourtant il y a des moments qui me restent…

    Mon travail à la prison consistait surtout à écouter des détenus, à les encourager, à essayer de clarifier leur situation; cela voulait dire de les aider à accepter et de voir quoi faire comme prochain pas. La plupart des prisonniers qui venaient étaient en prison préventive. Alors la situation était encore plus inquiétante pour eux et leur faisait peur.
    Toutes les deux semaines, le samedi, il y avait la prière dans la chapelle de la prison. Chaque fois il y avait quatre groupes entre 15 et 30 personnes, quelque fois plus, quelque fois moins. L'espace dans la chapelle était limité, mais il y avait aussi des règles de sécurité pour éviter que certains prisonniers se rencontrent et vous vous imaginez qu'après le quatrième groupe, j'étais bien fatigué.

Eglise   Nous n'avons jamais célébré l'eucharistie, vu que la très grande partie des prisonniers n'étaient pas baptisé. Mais j'ai essayé de chanter quelques chants avec eux, de prier un psaume, de lire l'Évangile et j'ai essayé de le faire incarner dans ce monde froid et peu humain de la prison, quelques intercessions, un moment de silence, le Notre Père et puis la bénédiction. A part quelques exceptions cela s'est toujours très bien passé, mais il a fallait que je sois bien présent, éveillé, attentif à attirer leur attention pour les intéresser. Pas question de lire un sermon, il fallait des histoires bien racontées, des signes parlants et des expériences vécues.


    Dans notre paroisse à Leipzig (Grünau), j'ai aussi prêché quelque fois, c'était bien, mais cela restait assez anonyme. A la prison, je ne pouvais pas exprimer des idées abstraites ou de bonnes intentions. Cela devait toucher la vie, être vrai et authentique!
    Je me rappelle encore qu'à la fin d'une prière un prisonnier est venu vers moi et il m'a demandé très sérieusement:
"Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu?",
comme s’il voulait s'assurer que ce rêve, ce désir, cet espoir n'est pas la folie…
Canard
    Une fois j'ai amené une marionnette. C'était un canard que j'ai fait danser devant eux en tirant sur les ficelles. Tout le monde était très joyeux et riaient. Certains ont aussi essayé de le faire danser, c'était très amusant. Puis j'ai pris la marionnette et j'ai dit: "Qu'est-ce qui se passe, si je coupe les ficelles?"
    Je me rappelle encore qu'il y a eu un terrible silence. C'était comme une douche froide, un choc profond. Mais oui, peut-être que nous sommes tous aussi des marionnettes: de la drogue, de l'alcool, du travail, du succès, de la reconnaissance des autres… Si on coupe les ficelles, nous ne savons plus quoi faire, nous tombons dans un abîme, nous sommes morts!
    Et puis Dieu, est-ce que c'est lui qui a, en fin de compte, les ficelles de ma vie dans ses mains, qui les tire comme il veut ? Grande discussion.

Comment croire à un Dieu, qui me veut débout, vrai et fier de moi-même? Comment croire à un Dieu dans ce monde de la prison, mais aussi dans notre monde de méfiance et de rivalité où compte seulement la loi de plus forts, du plus puissant...?
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"Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu?"
Ficelles    Ce n'est pas si facile de dire oui!

    "Etre croyant" a commencé à avoir un sens différent. D'accord peu de prisonniers ont été baptisés, mais est-ce qu'ils sont incroyants? Qu'est-ce que cela veut dire, être croyant ou incroyant? Est-ce qu'on peut vivre sans confiance, sans espoir? Peut-être oui si tout va bien. Mais si les sécurités d'une vie normale s'écroulent, si les ficelles sont coupées, qu'est-ce qui reste?
    Comment vivre quand la confiance aux autres est trahie, quand la confiance en soi-même s’est effondré, quand la confiance en la Vie part en miettes, quand il n'y plus de chemin possible.
    Apprendre à faire confiance. Un long chemin…. Un chemin sans fin… Il y a aussi des prisons intérieures… Peut-être qu'elles sont les plus dures, les plus impitoyables… Pourtant même dans une telle prison on ne peut pas s'enfermer totalement. Vivre sans confiance, est-ce possible? On ne peut pas tout contrôler à 100 %, il reste le risque où il faut faire confiance, si non, c'est la mort…

    Peut-être que quand tout s'écroule on peut découvrir qu'il y a une foi plus profonde, plus vrai, plus authentique...? En effet…
"Ta foi t'a sauvé! "

    Parfois si on est totalement paralysé on a besoin des autres qui te portent jusqu'à la maison où est Jésus… et quelque fois il faut prendre des chemins peu habituels et monter sur le toit… et quelque fois même il faut briser ce toit pour arriver à Jésus…
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"Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu?"
     Bon, au moins j'essaie…
    Mais oui, croire, faire confiance, ce n'est pas un oui ou non, ce n'est pas noir ou blanc. C'est toujours moi, aujourd'hui, ici, qui est en question. Je peux me cacher, me verrouiller plein de peur comme les disciples à Pâques. Je peux être mort intérieurement et il y a des personnes qui le sont… et pourtant il y a cette Vie qui pousse, qui pousse à m'ouvrir, à faire confiance, enfin à vivre!
    Ce n'est pas se faire des illusions. C'est voir, découvrir, se laisser toucher.

Tram
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     L'autre jour j'ai rencontré un autre ex-prisonnier à une station de tram. Je ne l'ai presque pas reconnu: bien habillé, rasé, vraiment avec une bonne mine. Il m'a raconté qu'il a une amie et qu'il est en train d'aller au travail. J'étais vraiment surpris, car je me suis bien rappelé, combien de fois il est entré à la prison, toujours à cause des histoires de drogue… Mais il était devant moi, tout souriant. Ce n'est pas à moi de savoir ce que sera demain.
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Aujourd'hui il était là, devant moi, bien vivant!
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"Est-ce que vous croyez vraiment en Dieu?"

        Et l'autre, M. Holz? Et puis tous les autres? Mais oui, je ne sais pas qu'est-ce qu'il va advenir de lui. Est-ce que je vais de nouveau le rencontrer? Dans quel état?
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J'espère seulement que Dieu ne le tient pas par une ficelle, mais dans ses bras…

Ville

Gotthard